XI
S’OCCUPER DE SOI

Il était encore très tôt lorsque Bolitho monta sur la dunette. Deux jours s’étaient écoulés depuis que la Luciole les avait rejoints et qu’Adam lui avait appris toutes ces nouvelles.

L’Argonaute faisait route sans problème, bâbord amures sous focs et huniers. Les ponts étaient encore mouillés de la rosée nocturne. Les hommes, qu’éclairait une demi-lueur, lovaient des cordages qui traînaient ou briquaient le pont sous la surveillance des officiers mariniers. Une fumée malodorante s’échappait de la cambuse, et on allait bientôt libérer tout le monde pour le déjeuner.

L’officier de quart, après la première surprise, s’empressa de passer du bord sous le vent. Les timoniers, eux aussi, avachis sur la double roue, fatigués de leur quart et ne pensant plus qu’au déjeuner, quelque misérable qu’il fût, rectifièrent vivement la position.

Un ou deux marins qui se trouvaient sur le pont levèrent les yeux. Ils n’avaient guère vu Bolitho depuis qu’il avait été blessé, et, par la suite, la fumée du combat l’avait mieux dissimulé qu’un déguisement.

La main en visière, il se mit à observer la terre. Une terre pourpre et bleu foncé posée sur un horizon gris acier. Quelques nuages épars se teintaient de rose et d’or au soleil levant. La mer était plus calme, le bâtiment plus stable.

Il gagna le milieu du pont, les mains croisées dans le dos. Il sentit son cœur battre un peu plus fort en essayant d’identifier quelques silhouettes. Il les reconnut toutes, sauf celles qui se tenaient à l’ombre des canons.

Il appela l’officier de quart.

— Bonjour, monsieur Machan.

L’officier salua avant d’accourir.

— Bien belle journée, sir Richard.

Il semblait à la fois confus et heureux.

Bolitho l’observait avec la plus grande attention, minutieusement même. Il le voyait mieux qu’il n’eût osé espérer et se souvenait maintenant d’avoir une fois confondu Sheaffe avec un autre officier. Puis il comprit que Machan commençait visiblement à se troubler sous ce regard insistant. Il lui demanda :

— L’Hélicon est-il en vue de là-haut ?

Ils avaient aperçu le bâtiment d’Inch et sa conserve juste avant la tombée de la nuit, mais la lumière du jour allait les rassembler tous, à l’exception du Barracuda, avec son camouflage bizarre, puis ils se sépareraient encore lorsque le vaisseau amiral les quitterait pour rallier Malte.

C’était pure folie, mais Bolitho savait bien que ses ordres ne laissaient nulle place au hasard ou à la spéculation. Convoqué devant une commission d’enquête, Keen devait s’y rendre à bord de son propre bâtiment. L’amener à bord d’un brick courrier en tant que simple passager lui eût presque sûrement valu la condamnation et l’aurait conduit directement devant une cour martiale.

Il avait repris sa promenade, tandis que Machan avait regagné son poste près des filets sous le vent. La nouvelle ne tarderait pas à se répandre, d’abord dans l’entrepont, puis dans toute l’escadre. L’amiral allait une fois de plus se retrouver aux premières loges.

Il laissa son esprit errer, repensant à la lettre de Belinda. À quoi donc s’était-il attendu ? Il ne savait toujours pas le dire. Sans être exactement expéditive, sa lettre n’avait aucune touche personnelle. Elle lui parlait des projets de Ferguson qui songeait à agrandir le jardin potager, du vieux receveur des impôts, dont la femme attendait un autre enfant.

L’expérience avait été bizarre, mais il n’avait pas souhaité se faire lire cette lettre par Yovell ou par Ozzard. À leur place, il avait demandé à la jeune fille de venir à l’arrière et de s’en charger. La voix de Belinda était devenue la sienne, mais sa lettre était fade, restait à la surface des choses. Elle ne faisait aucune mention de Londres ni de l’amertume qui avait entouré leur séparation.

Bolitho s’immobilisa : un rayon de soleil perçait à travers les enfléchures. Il sortit la lettre de sa poche, la leva au jour, en faisant bien attention à se cacher de l’officier de quart et de son aspirant.

Il arrivait à déchiffrer quelques mots. La veille, il n’aurait pas pu. La lettre se terminait par ces mots : « Votre femme qui vous aime, Belinda. »

Il se rappelait le son de son nom prononcé par les lèvres de Zénoria, il se souvenait de son émotion et du vague malaise que cela lui avait causé. « C’est une gentille dame, amiral », avait-elle dit en lui tendant la feuille.

Bolitho avait perçu chez elle une note de désespoir et d’envie. Elle savait, par Keen, pour Pullen. « Asseyez-vous plus près. » Puis il lui avait pris les mains, et lui était revenue en tête la première fois qu’il l’avait vue, ce moment où il avait enlevé sa vareuse aux brillantes épaulettes. Il avait dit : « Je tiendrai parole, n’en doutez pas. » Mais elle était sceptique, visiblement, sans quoi elle n’eût pas répondu : « Comment pouvez-vous m’aider à présent, amiral ? Ils attendront. » Il avait senti ce mélange d’épouvante et de détermination : « Ils me prendront pas vivante. Jamais ! »

Il avait serré plus fort ses mains entre les siennes. « Ce que je vais vous dire doit rester notre secret. Si vous en parlez à mon capitaine de pavillon, il se rendra complice et il ne faut pas qu’on puisse le lui reprocher. » Elle avait un peu hésité avant de répondre : « Je vous fais confiance, amiral. Quoi que vous disiez. »

Bolitho rangea la lettre dans sa poche. Il ne savait pas encore trop bien quelle conduite adopter. Mais il fallait lui laisser de l’espoir, sans quoi elle risquait de se jeter par-dessus bord ou de se mutiler plutôt que d’encourir une nouvelle fois l’arrestation et la prison.

La vigie de hune cria :

— Ohé, du pont, voile dans le sudet !

Bolitho imaginait le bâtiment d’Inch qui se dirigeait vers l’Argonaute, ses voiles semblables à des coquillages rosés aux premiers rayons timides du soleil.

Il ramena ses pensées vers la jeune fille. Elle allait bientôt entendre parler de l’arrivée d’un nouveau vaisseau. L’étau allait encore se resserrer, un étau dont les branches étaient Malte et tous ces sauvages.

Keen arriva sur le pont, sans coiffure et sans vareuse. Il regarda Bolitho et commença à s’expliquer.

— Ne vous faites pas de souci, Val, lui dit Bolitho en souriant. Je n’arrivais pas à dormir, j’avais besoin de me dégourdir les jambes.

Keen eut une grimace de soulagement.

— Vous revoir sur le pont me fait chaud au cœur, amiral – et, reprenant un ton plus officiel : Je ne voudrais pas vous ennuyer une fois de plus, mais…

Bolitho le coupa :

— J’ai un plan.

— Mais, amiral…

Bolitho leva la main.

— Je sais ce que vous allez me dire, vous allez insister sur le fait que vous portez toute la responsabilité. Ma marque flotte sur cette escadre et, tant qu’il en sera ainsi, je conduirai les affaires de mes commandants, de mon capitaine de pavillon en particulier.

Le ton se fit plus amer.

— Depuis que mon frère a déserté pour rejoindre la marine américaine, certains ont essayé de jeter le discrédit sur ma famille. Mon père en a souffert, et j’ai manqué plus d’une fois être victime de leur méchanceté et de leurs manigances. Adam aussi, mais vous le savez. Je ne permettrai donc pas qu’on s’en prenne à vous uniquement pour me nuire.

— Vous pensez vraiment que quelqu’un cherche à vous nuire, amiral ?

— Je n’en doute pas une seconde. Néanmoins personne ne va jusqu’à s’attendre à me voir vous décharger de toute responsabilité pour tout prendre sur moi.

Il n’était pas difficile de deviner pourquoi Pullen, ce vautour, s’était montré si sûr de lui.

L’idée, à mesure qu’il la formulait, le glaçait, le remplissait de la même colère que celle qu’il avait ressentie lorsqu’il avait ordonné de tirer une dernière bordée sur le deux-ponts français. Il s’entendit ajouter :

— Laissez-moi m’y prendre à ma façon, Val. Ensuite, nous pourrons nous occuper de notre adversaire véritable, s’il n’est pas déjà trop tard.

Keen le regardait, déchiffrait ses émotions sur son visage, aussi lisibles que des relèvements sur la carte. Et si l’atteinte physique avait plus affecté son entendement qu’il ne l’avait imaginé ? Keen avait entendu parler de ces attaques contre sa famille, de l’usage qu’on en avait fait pour empêcher une promotion ou pour éviter de manifester la reconnaissance que son courage aurait dû lui valoir. Mais, à coup sûr, qui donc, au beau milieu d’une campagne, serait assez fou pour exploiter pareille malveillance aux racines anciennes ?

— Tant que Zénoria est saine et sauve, amiral, pas davantage.

— Elle sert de prétexte, Val, j’en suis certain.

L’aspirant qui annonçait : « Le Rapide hisse un signal, commandant ! » le fit se retourner, et, tandis qu’il regardait les pavillons s’élever à la vergue, il entendit Keen s’exclamer :

— Mais vous voyez les signaux, amiral !

Bolitho essayait de dominer son excitation :

— Oui, assez bien.

Et il tourna son regard vers l’arrière. Son dernier pansement pouvait bien aller au diable rejoindre les sombres prédictions de Tuson. Lorsque Inch monterait à bord, il retrouverait l’amiral qu’il connaissait, pas ce handicapé. Il s’enfonça à l’arrière et ne perdit qu’une seule fois son équilibre, au moment où le bâtiment tombait dans un creux.

Le factionnaire en tunique rouge s’apprêtait à lui ouvrir la porte, mais il lui dit :

— Merci, Collins, je vais le faire.

Yovell, tout étonné, leva les yeux de son bureau, les lunettes de travers, en voyant Bolitho passer la porte.

— Je souhaite rédiger quelques ordres pour le capitaine de vaisseau Inch, l’Hélicon, monsieur Yovell. Je le recevrai ensuite avant que nos routes se séparent.

Il se tut pour laisser Yovell ouvrir un tiroir et chercher une plume neuve.

— Et lorsque ceci sera réglé, je désire voir l’aspirant Hickling, je vous prie.

Yovell hocha la tête :

— Je comprends, sir Richard.

Bolitho le regarda, l’air entendu. Vous n’y comprenez rien du tout, mais qu’importe.

— Le chirurgien vous attend, amiral, reprit Yovell.

Bolitho posa les deux mains sur le dossier de son fauteuil pour se regarder dans le miroir. Les petites marques d’incision avaient presque disparu, l’œil paraissait presque normal. La sensation de piqûre devenait imperceptible. Il répondit :

— Faites-le entrer – et, tirant sur son pansement : J’ai de la besogne pour lui.

Allday arriva par l’autre porte et vit avec inquiétude que Bolitho s’apprêtait à retirer le bandage.

— Si c’est que vous en êtes certain, amiral…

— Et ensuite, vous allez remplir votre office de barbier.

Allday jeta un regard à ses cheveux noirs. Cela pouvait aller, songea-t-il. Mais il n’osait dire quoi que ce soit qui pût jeter une ombre sur la belle humeur retrouvée de Bolitho.

Tuson n’y alla pas par quatre chemins. Il haussa même le ton.

— Si vous ne voulez pas m’écouter, s’emporta-t-il, attendez au moins que quelqu’un de plus compétent vous examine, amiral !

Le pansement était tombé sur le pont et Bolitho avait essayé de ne pas broncher ni de serrer les poings lorsque Tuson avait examiné son œil pour la centième fois.

— Ce n’est guère mieux, fit-il enfin. Si vous ne vous reposez pas…

Bolitho hocha la tête. Sa vision était trouble, brouillée, mais la douleur s’estompa, comme surprise par son geste intempestif.

— Je me sens mieux, voilà ce qui importe. Essayez de comprendre, cher ami, ajouta-t-il simplement.

Tuson referma rageusement sa mallette.

— Si vous n’étiez qu’un matelot ordinaire, sir Richard, je vous dirais que vous êtes un fieffé imbécile – et, haussant les épaules : Mais ce n’est pas le cas, et je me tairai donc.

Bolitho attendit que la porte fût refermée et se frotta doucement l’œil, sans être conscient de ce qu’il faisait.

Puis il se contempla dans le miroir pendant de longues secondes. Il allait retrouver et détruire l’escadre de Jobert, quoi qu’il advînt. Et, tout comme Inch lorsque ses hommes se tournaient vers lui dans le feu des canons, il leur fallait garder confiance et cœur à l’ouvrage.

— Allons-y, fit-il enfin, parlant à la cantonade.

 

Pendant les cinq jours et demi que prit à l’Argonaute la traversée jusqu’à Malte, Bolitho passa le plus clair de son temps reclus dans ses appartements. Cela donna à Keen le temps et la tranquillité nécessaires pour achever ses réparations et modifier les rôles lorsqu’une faiblesse ponctuelle rendait cela nécessaire. École à feu, exercices de manœuvre, il tint son monde en éveil pendant ces journées monotones. Ils pouvaient bien pester après leur commandant, les résultats étaient là. Bolitho entendait le grondement des affûts sur le pont, les cris des officiers mariniers qui houspillaient quelques terriens récalcitrants à l’idée de grimper dans les hauts.

Tandis qu’il étudiait ses ordres et les renseignements dont il disposait, il sentait bien qu’ils n’avançaient pas vite : parfois six nœuds, souvent moins encore. Il commença à se dire que rebrousser chemin jusqu’à sa zone de patrouille lui prendrait le même temps si l’ennemi se décidait à bouger.

Il considérait Inch comme un commandant expérimenté et capable. Il savait faire preuve d’initiative, mais hésitait souvent à se lancer. Cela troublait Bolitho car, au fil des ans, Inch, avec sa tête chevaline, était devenu presque un frère.

Keen était venu lui rendre compte dès que la vigie avait aperçu l’île.

— Si le vent ne fraîchit pas, amiral, nous jetterons l’ancre à la fin de l’après-midi, peut-être pendant le quart du soir.

Bolitho, qui l’observait, vit bien que Keen essayait de ne pas remarquer son œil débarrassé de son pansement. On n’en parlait jamais, mais la chose demeurait, comme une menace.

— Très bien. Je monterai sur le pont lorsque nous entrerons en grand-rade.

Keen le laissa seul et Bolitho retourna s’asseoir dans son fauteuil neuf. Quel était le prochain coup de la partie ? Le muter à cause de sa blessure ? Le relever définitivement ? Non, il était difficile d’imaginer, comme Keen le faisait peut-être, qu’il pouvait seulement y songer.

La Luciole avait emporté un certain nombre de lettres de l’escadre destinées au pays.

Bolitho fronça le sourcil en songeant à ses officiers, à ses commandants. Houston, de l’Icare, était le plus suspect. La colère, une rancœur manifeste en faisaient un candidat rêvé. Il ne portait certainement dans son cœur ni son amiral, ni son capitaine de pavillon.

Il monta brièvement sur le pont pour observer à la lunette les îles bleutées qui émergeaient. Malte semblait glisser paresseusement vers eux. Il essaya de remettre de l’ordre dans ses pensées. Si les choses tournaient vraiment mal, tout ce qu’il pourrait dire pour sa défense et pour celle de la jeune fille n’y changerait rien. Il devait pourtant se tenir prêt. Il savait que Keen était allé la voir dans sa chambre. Les adieux avaient dû être pénibles : tous deux faisaient confiance à Bolitho, sans savoir s’ils se reverraient un jour ni quand. Ils ne pouvaient même pas parler à cœur ouvert, avec Tuson et le fusilier de faction près d’eux.

Bolitho retourna dans sa chambre.

— Ozzard, ramenez-moi Allday. Oui, immédiatement.

Il se dirigea vers les fenêtres. Un petit navire de pêche, haut d’étrave, bouchonnait derrière eux. Malte, pour laquelle on s’était tant battu, prise puis reperdue et qui acceptait maintenant la protection de la marine plus par crainte des Français que par réelle conviction…

Allday ne devait pas être très loin. Il entra et attendit, impassible, essayant de jauger l’humeur de l’amiral.

— Allez la chercher, je vous prie, lui ordonna Bolitho.

Allday respira un grand coup :

— Je ne suis pas sûr que ça va marcher, sir Richard.

— Mais de quoi parlez-vous, mon vieux ? Vous n’avez jamais entendu parler de rien.

Allday soupira. Il faisait beau temps pour le moment, mais les grains n’allaient pas tarder à leur tomber dessus s’il y avait des ratés.

Il sortit en traînant les pieds, à deux doigts de répondre.

Bolitho étouffa un juron en sentant le pont s’incliner. Il entendait le bruit des poulies, les grincements de la barre. Le bâtiment modifiait légèrement sa route. Il avait manqué perdre l’équilibre, une fois de plus. C’était agaçant, aussi énervant que l’espèce de voile qui lui faisait comme un écran de soie devant l’œil.

La porte s’ouvrit, Allday la referma derrière elle.

— Il est presque l’heure.

Bolitho la conduisit vers un siège. Elle serrait les accoudoirs, essayant de se donner une contenance. Il passa derrière elle et effleura ses longs cheveux.

— Etes-vous bien décidée, ma chère Zénoria ?

Elle fit signe que oui en s’agrippant encore plus fort à son siège. Allday murmura, la voix rauque :

— Penchez-vous un peu en arrière, je vous prie, mademoiselle.

Elle inclina sa tête sur le dossier puis, après un court instant d’hésitation, déboutonna sa chemise pour dégager son cou.

Bolitho lui prit la main : pas besoin de se demander pourquoi Keen l’adorait. Allday commença, désespéré :

— Je ne peux pas, amiral. Pas comme ça.

Elle lui répondit doucement :

— Allez-y. Je vous en prie. Faites.

Allday poussa un gros soupir et prit ses cheveux, les ciseaux grands ouverts comme des pinces d’acier.

Bolitho voyait les mèches tomber sur le pont. Il finit par dire :

— Je monte.

Il lui serra la main, elle était glacée en dépit de l’humidité ambiante.

— Allday s’occupera de vous.

Puis, se baissant, il déposa un baiser sur sa joue.

— C’est votre courage qui nous soutient tous, Zénoria.

Un peu plus tard, il avait rejoint Keen sur la dunette et observait les forts de couleur blanche, le port qui s’ouvrait au soixante-quatorze et à sa marche lente. Il avait du mal à contenir son inquiétude.

Les coups de salut commencèrent à tonner au-dessus des eaux calmes, et un pavillon monta au mât qui dominait la batterie la plus proche.

Il y avait de nombreux navires au mouillage, dont plusieurs gros vaisseaux de guerre. Il prit une lunette et la porta avec précaution à son bon œil. Un beau deux-ponts se trouvait tout près de la jetée, une marque de contre-amiral flottant paresseusement au mât d’artimon.

Il sentit sa gorge se nouer. Il n’y avait pas à s’y tromper, c’était le Benbow. Les images se bousculaient dans sa tête. Lui aussi avait été contre-amiral, quand était-ce déjà ? Cela faisait trois ans, dans la Baltique ; son neveu était troisième lieutenant à bord, et Herrick était alors son capitaine de pavillon.

Il essaya de chasser cette grosse coque noire et trapue de son esprit et, au prix d’un effort presque physique, reprit son inspection du mouillage encombré.

Merci, mon Dieu. Il arrêta la lunette sur un solide brick qui avait jeté l’ancre tout au fond. Pas étonnant qu’il ne l’eût pas vu. Il attendit nerveusement que la brise l’eût fait éviter sur son câble, et alors le tableau arrière brillerait dans le soleil.

Enfin Bolitho réussit à lire son nom, Lord Egmont, et Dieu sait s’il ne lui était pas inconnu. C’était l’un des plus vieux navires à passagers de Falmouth, il le connaissait depuis qu’il était enseigne.

Il était certain qu’il serait là, son nom était cité dans les instructions de l’Amirauté. Mais les aléas de la mer et du vent, des modifications imprévues, tout pouvait changer le cours des choses et, même à présent…

Il baissa sa lunette et le brick disparut dans le lointain.

Le dernier nuage de fumée d’un canon de salut ne s’était pas encore dissipé au-dessus des vergues qu’on rappelait les hommes pour affaler les deux chaloupes, au cas où le vent ne suffirait pas à les conduire au mouillage. Un canot de rade se balançait doucement, comme planté sur l’eau, et montrait à l’avant un pavillon marqué d’une ancre. Il s’agissait sans doute des seuls êtres à assister à leur arrivée. Les bâtiments de guerre étaient quelque chose de trop commun pour qu’on s’en souciât ; désormais, seuls les transports et le courrier qui arrivait d’Angleterre étaient capables de susciter un certain intérêt.

Keen mit ses mains en porte-voix :

— Paré à mouiller, monsieur Paget !

Il jeta un coup d’œil anxieux à Bolitho, mais ce n’était pas pour lui-même qu’il s’inquiétait.

Se protégeant les yeux, Bolitho se concentra sur le front de mer avec ses vieilles fortifications, ses marchés animés. Une ville de marins, une ruche. Mais aussi l’endroit rêvé pour des espions.

L’amiral devait les observer. Et Pullen également.

— La Luciole est déjà repartie, amiral, nota Keen.

— Oui.

Adam, lui au moins, resterait à l’écart de tout cela, même s’il avait envie de les aider. Était-ce parce qu’on en voulait particulièrement aux Cornouaillais ? se demandait-il. Un jour, un officier plus ancien lui avait jeté à la figure : « Les Cornouaillais ? Des pirates, des rebelles, sale engeance ! »

L’Argonaute mit une éternité à mouiller. On ferla soigneusement les voiles sur leurs vergues, on monta les tentes, et le bâtiment attendit la suite des événements.

Bolitho regardait les embarcations qui commençaient à s’approcher des porte-cadènes : l’officier de garde, un responsable de l’arsenal et un pataud d’enseigne qui était venu prendre livraison de Millie, la servante. Elle n’avait apparemment aucune envie de s’en aller et, sans s’occuper des ricanements de l’équipage, elle s’accrochait désespérément au caporal d’armes comme si sa vie en dépendait.

Keen était tout à l’arrière, l’esprit ailleurs. Les premiers visiteurs et quelques-uns de ses officiers attendaient leur tour avec leur liste de courses.

Il aperçut le lieutenant de vaisseau Stayt qui discutait avec le bosco, puis une équipe de marins dessaisissant le canot avant de l’affaler.

Bolitho descendait à terre. Il n’avait pas pensé le faire si tôt, et cela le mettait mal à l’aise.

L’officier de garde salua et tendit à Keen une enveloppe d’aspect officiel. Lui aussi semblait gêné, comme quelqu’un qui fait son devoir à contrecœur, mais il semblait craindre également de se compromettre en laissant s’établir un contact trop direct.

Il s’agissait d’une convocation de l’amiral à se présenter devant une commission d’enquête sous deux jours. L’aide de camp avait dû faire porter le pli dès que les voiles de l’Argonaute avaient été en vue.

Stayt attendit que le canot de rade eût poussé pour regagner l’arrière.

— Je viens prendre les dépêches de Sir Richard destinées à l’aide de camp, commandant.

Keen acquiesça. Ainsi, Stayt allait prendre le canot. Voilà qui expliquait tout. Il remarqua également que Bankart, le second maître d’hôtel, faisait office de patron. Cela était inhabituel. Généralement, lorsqu’ils étaient au port ou sous les yeux de la flotte, Allday s’en chargeait.

Il entendit l’aspirant Hickling demander l’autorisation de prendre la chaloupe pour se rendre à bord d’un bâtiment marchand qui se trouvait non loin. Paget la lui accorda quand il sut qu’il était porteur d’un message de l’amiral.

Keen leva les yeux vers la marque. Lorsqu’on l’affalerait, cela signifierait que tout était fini pour eux deux.

L’aspirant Sheaffe émergea précipitamment de l’échelle de poupe.

— L’amiral vous présente ses compliments, commandant. Il souhaite que vous veniez le voir à huit heures.

Keen serra les mâchoires. Si Bolitho avait eu de bonnes nouvelles à lui annoncer, il ne l’aurait pas laissé patienter une heure de plus. Il appela Paget, sur un ton presque désagréable :

— Je veux que l’on mette à l’eau toute la drome. Envoyez un enseigne à bord de chaque canot pour inspecter la coque.

Il était assez peu probable qu’une avarie de combat leur eût échappé, et Keen savait qu’il se montrait injuste en leur imposant cette charge de travail supplémentaire.

Il entendit enfin la cloche du gaillard sonner ses huit coups. C’était l’heure.

Il songea soudain à sa maison du Hampshire. Il devait déjà faire froid, le temps était peut-être même humide, les villageois se préparaient pour l’hiver, voire à une éventuelle invasion française. Que diraient ses frères et sœurs lorsqu’ils entendraient parler de cour martiale – car il n’imaginait pas d’autre issue ? Quelle misère ce serait pour son père, lui qui ne s’était pas montré très chaud pour laisser le benjamin servir dans la marine !

Il passa devant le factionnaire et pénétra dans la chambre faiblement éclairée.

Keen fut saisi de trouver Bolitho en manteau de mer. Il crut même un instant que Stayt avait mal interprété ses ordres. Mais Bolitho lui annonça d’une voix calme :

— Je descends à terre. Val. Je prendrai votre canot, si vous me le prêtez – il eut un bref sourire, comme s’il plaisantait. Cela aura l’air moins officiel, en quelque sorte.

— Le bâtiment est en sécurité, amiral, lui répondit Keen. On a renvoyé les deux bordées.

Bolitho le regardait, l’air faussement sérieux :

— A l’exception cependant de certains enseignes, j’imagine ? On n’est jamais assez prudent lorsque l’état de la coque est en cause, ajouta-t-il en hochant la tête.

Allday entra sans se presser et décrocha le vieux sabre. Keen le regardait faire : ainsi, Bolitho n’allait pas faire visite à l’amiral commandant la marine à Malte ? De toute manière, il était un peu tard pour des visites officielles.

Bolitho ajusta le sabre à son côté.

— Prenez le commandement du canot, Allday.

Il jeta un coup d’œil par les fenêtres de poupe. Les vitres épaisses scintillaient de l’éclat d’innombrables lumières. Tout comme l’aube se levait vite, la nuit tombait rapidement.

Ils échangèrent un regard à peine perceptible, mais Bolitho regarda Allday sans rien montrer et ajouta :

— Nous n’avons pas trop de temps devant nous.

Allday jeta un coup d’œil à Keen, mais sans rien dire.

Lorsqu’ils furent seuls, Bolitho reprit :

— Je vais passer à bord du Lord Egmont avant d’aller à terre.

Keen approuva d’un signe. Il avait vu le transport qui se préparait à appareiller, des hommes s’activaient sur le pont à saisir la cargaison, sans doute des marchandises qui appartenaient au patron.

— Il vaut mieux faire vite, Val – et, haussant la voix : Etes-vous prêt ?

Keen vit alors apparaître un aspirant qui entrait par la portière de toile.

— Mais je n’avais pas compris que vous étiez…

La jeune fille le fixait droit dans les yeux. Elle portait l’uniforme réglementaire d’aspirant et arborait même au côté un joli poignard doré.

Keen s’approcha d’elle, les mains tendues ; elle ôta sa coiffure. C’est alors qu’il découvrit ce qu’Allday avait fait de sa chevelure. Elle avait les cheveux courts, une natte bien propre tenue par un ruban noir. On eût dit à s’y méprendre un « jeune monsieur » qui s’apprêtait à commander le canot de son amiral.

Bolitho les contemplait, assez satisfait de ce qu’il était en train de faire. Avec cette commission d’enquête sur le point de se réunir et l’ennemi qui n’allait penser qu’à se venger, il n’avait plus guère de temps à consacrer aux gens ordinaires.

— Je monte sur le pont. Et pas de garde, hein !

Lorsque la porte fut fermée, Keen prit la jeune fille dans ses bras. Il sentait son cœur qui battait à tout rompre contre lui, en dépit du bandage qu’elle portait sous sa chemise pour dissimuler ses formes.

— Et vous ne m’avez rien dit ?

À mesure qu’il parlait, il comprenait ce qu’avait conçu Bolitho, l’agitation qui l’avait saisi lorsqu’ils étaient entrés au port. Le Lord Egmont allait faire voile pour Falmouth. Il faisait là-bas partie du décor au même titre que le château de Pendennis.

— Il m’a demandé de garder le secret – elle leva les yeux vers lui, ses parements brillaient légèrement dans la pénombre. J’ai une lettre et un peu d’argent au cas où…

Il l’étreignit plus fort encore. Il avait prié pour qu’elle fût sauvée, dût-il la perdre. Mais maintenant que le moment était venu, il trouvait cela à peine supportable. Elle ajouta doucement :

— Il faut que je vous dise, mon bien-aimé. Vous devez être courageux. Pour nous deux.

Un canot tapait le long du bord : Keen reconnut la voix d’Allday, qui en prenait le commandement.

— Lorsque je serai en Angleterre…

Elle enferma son visage entre ses deux paumes :

— J’attendrai, dit-elle en le regardant intensément ; quoi qu’il arrive, je serai là. Pour vous.

Elle l’embrassa très doucement, recula un peu.

— Je vous aime, mon commandant chéri.

Il la regarda remettre en place sa coiffure, l’incliner légèrement au-dessus de ses yeux. On la sentait tendue, comme de l’acier trempé.

— Paré, commandant ?

Il hocha la tête, il mourait d’envie de l’enlacer, tout en sachant que cela causerait leur perte.

— Allez-y, je vous prie, monsieur Carwithen.

Il faisait presque nuit sur le pont : Keen vit que le feu à l’entrée du port avait été éteint.

Le canot attendait sous l’échelle, seules quelques silhouettes étaient là en mesure de remarquer que quelqu’un quittait le bord.

Tuson était présent, ainsi que Paget, mais tout le monde se taisait. Le pilote de quart resta en retrait lorsque Bolitho arriva, comme s’il n’existait pas.

Keen lui prit le bras et ce simple contact le mit à la torture.

— Ils sont faits ainsi. Mais vous allez leur manquer, à eux aussi.

Elle s’avança dans l’obscurité, salua la poupe et franchit la coupée.

Bolitho jeta un coup d’œil à Keen.

— Le patron du Lord Egmont est un vieil ami, Val. Je me suis assuré que c’était toujours lui avant de confier notre passagère à ses soins – il jeta son manteau sur son épaule. Il n’y a pas un instant à perdre.

— Nous sommes exactement à l’heure, amiral.

Bolitho jeta un œil au canot où Allday devait s’inquiéter de le voir descendre.

— L’heure est venue de s’occuper de soi, Val. Il en faut toujours une.

Puis, sans un regard en arrière, il se laissa descendre dans le canot. Les avirons plongèrent dans l’eau. Keen ne voyait plus qu’Allday dans la chambre, une de ses mains tenait les siennes sur la barre. Il était dissimulé aux regards des nageurs par les épaules de Bolitho.

Ozzard traversa le pont d’un pas précipité et s’exclama à voix basse, désespéré :

— Sa robe, commandant ! Elle l’a oubliée !

Keen resta les yeux rivés sur le canot jusqu’à ce qu’il se fût confondu avec les silhouettes des bâtiments au mouillage. Il finit par répondre :

— Ce n’est pas grave. Je la lui rapporterai moi-même. En Angleterre.

 

Flamme au vent
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